Pour mieux comprendre Aragon
Il m'est venu l'idée de raconter la mort d'Elsa et le désespoir profond d'Aragon. Je vous partage ce texte aujourd'hui, en espérant qu'il vous aidera à mieux comprendre ce couple et son fonctionnement. Je précise aussi que l'histoire racontée est sur fond véridique.
Une après l’autre
Le vieil homme, éploré, jetait les roses une à une sur le cercueil maintenant refermé. Déchiré, l’air absent, dévoré par la peine immense qui le submergeait, d’un geste lent, il égrainait ces fleurs comme on égraine ardemment un chapelet.
En voici une, pour toutes les années passées ensemble. Et une autre, pour la fusion éternelle de nos deux corps. Et encore une, pour tout ce qui n’aura jamais été dit…
«Je t’aimais, je t’aime, mais plus rien désormais ne sera pareil. Je ne te l’ai jamais assez dit, d’ailleurs. Je l’ai écrit, mais ce n’est pas la même chose, je m’en rends compte maintenant. Ton nom désormais sera sacré, il ne sera prononcé qu’avec un infini respect. Je tairai au monde le déchirement qui est le mien, car une douleur telle que celle-ci ne s’explique pas, ni par des mots, ni par des gestes. Elle se vit, tout simplement. Elle est intime, ravageuse. J’ai envie de crier à l’injustice. Pourquoi ? Pourquoi m’avoir quitté, mon amour, ma muse, ma tendre ? J’aurais voulu partir avant toi, pour ne pas souffrir de ce mal qui me ronge aujourd’hui. J’aurais voulu partir, pour échapper à la douleur sourde qui écrase mon cœur et ronge mes reins désormais condamnés à ne plus pouvoir t’honorer et t’aimer. »
Le long monologue intérieur continuait, et les roses s’amassaient. Il faisait un temps exécrable, la pluie s’abattait sans relâche. Le vent tournoyait, et c’était comme si les éléments naturels, en ce jour noir, ne voulaient pas d’un hommage tel que celui-ci. Comme si un amour aussi grand n’était pas destiné aux hommes, mais seulement aux Dieux, et que ceux-ci se vengeaient de l’amour sacré que le vieil homme avait réservé à son épouse adorée durant ces quarante-trois années passées ensemble, sans jamais se séparer.
Ses proches, à ses côtés, se taisaient, hypnotisés par la douleur de leur ami. Il y a des moments où seul le silence est de mise, et c’était un de ces moments-là. Mais ils le regardaient, sans pouvoir vraiment comprendre le drame qui se jouait devant eux. Qu’en savaient-ils, de ce symbole qu’était la rose ? Savaient-ils seulement que cette fleur était un lien entre deux œuvres, deux parcours ? Comprenaient-ils qu’elle était la liaison entre deux êtres, et que ses épines avaient piqué souvent l’un ou l’autre, emmurant ses prisonniers temporels d’incompréhensions parfois, voire de solitude ? Pouvaient-ils voir, à travers la rose, la complexité d’un amour tel que le leur ? S’apercevaient-ils qu’un amour aussi fort ne pouvait qu’être dévastateur ? La souffrance est toujours à la hauteur de l’amour donné. Ou repris, c’est selon. Mais les gens, aussi proches soient-ils, savent-ils se donner les moyens d’aimer assez la rose, pour en accepter ses griffures tout autant que son parfum subtil et envoûtant ?
Le cérémonial dura longtemps. Il n’y eut bientôt plus une seule rose dans tout le jardin. Elles étaient toutes là, près du corps de l’aimée, ornant son cercueil du plus bel apparat qui soit. De longues minutes encore, personne ne bougea. Non, elle n’était plus. Son charisme, son accent doux ne seront plus. Elle ne posera plus son regard perçant sur le monde, elle n’apportera plus ce réalisme de la guerre, de la mort, des relations humaines dans ses livres. Elle ne nous parlera plus du temps de la résistance, des drames, des horreurs que trop encore veulent oublier. Elle ne se battra plus pour tous ces jeunes artistes qu’elle a aidés à percer et à faire connaître. Non, elle ne laisse que ses romans, qui parlent d’elle, immanquablement. Son cœur a lâché, mais son œuvre, elle, lui survivra.
Le vieil homme, lui, s’en retourne, lentement. Trempé, fatigué, infiniment triste. Il y a des douleurs qui ne s’expliquent pas. Celles que l’on garde pour soi, que l’on chérit car elles rappellent tous ces souvenirs heureux, ces moments de communion entre deux êtres. Mais il continuera de vivre. Il lui sera fidèle à sa manière, il propagera son œuvre et la sienne, pour que les générations futures se souviennent et s’inspirent de leur amour.
Et que les mots posés, dansés, restent éternels. C’est le souhait de tout être qui désire laisser une trace. Que ce qui a été fait par amour soit transporté avec élan à travers les siècles. Et que les années et décennies qui suivront célèbrent l’union de ces deux êtres, fruit d’un amour inconditionnel et passionné. Il travaillera pour cela, il se le promet.
Ce projet fait, son cœur et son esprit redevinrent sereins et il sentit à nouveau ce souffle lui redonner la force et l’espoir dont il avait besoin pour continuer son existence.
Et puis, il sait que tout est une question de temps. Une place pour lui est déjà réservée, aux côtés de son aimée. Dans la mort, ils se retrouveront. Il y a encore tant à faire, mais l’idée de la rejoindre, là, au fond du jardin de leur maison, suffit à lui redonner un courage… un courage qu’il pensait ne plus jamais pouvoir retrouver...
Florence Saillen, 28.05.2007
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